Actu défense du 21 juin 2024

Alors que la 28e édition du salon Eurosatory vient de s’ouvrir, entretien avec le général Pierre Schill. Nommé chef d’état-major de l’armée de Terre le 22 juillet 2021, quelques mois avant l’invasion de l’Ukraine par la Russie, il analyse la bascule stratégique que constitue le retour de la guerre en Europe. Il revient également sur la nécessaire adaptation de l’armée de Terre pour lui permettre de répondre aux exigences de la guerre moderne.

Lorsque vous avez été nommé, c’était le monde d’hier, finalement, juste avant une grande bascule stratégique…

Général Pierre Schill : La bascule stratégique était déjà en marche, en réalité. Il reste à déterminer ce qui en deviendra le symbole. Peut-être le 24 février 2022, l’attaque russe en Ukraine ? Ou le 7 octobre 2023, l’attaque terroriste du Hamas ? On saura dans quelques années celui que l’Histoire aura retenu. J’ai été nommé chef d’état-major de l’armée de Terre en juillet 2021 à la suite du général Burkhard, devenu chef d’état-major des armées. C’est lui qui avait mis en mouvement l’armée de Terre, dans un objectif de « supériorité opérationnelle » sur la base de l’importante réforme baptisée « Au contact » lancée par son prédécesseur, le général Bosser. L’objectif était de mettre en place une profonde réorganisation à la suite des attentats de 2015 et à la prise de conscience que la protection du territoire national était, à nouveau, une priorité. Il s’agissait là d’une bascule par rapport au monde des trente années précédentes : celui des opérations extérieures. Le général Burkhard a mis l’accent sur le volet opérationnel. Il a développé un concept nouveau : « Gagner la guerre avant la guerre ». Il a impulsé cette démarche, au moment où la crise de la covid-19 faisait prendre conscience que de grands bouleversements étaient en cours. Je me suis inscrit dans la continuité des réformes engagées quand est intervenue l’attaque russe en Ukraine. Il est vite apparu que cette bascule était très profonde. J’ai alors choisi de mettre l’accent sur la transformation. Bien sûr, il ne s’agit pas de faire « du passé table rase », mais il m’a paru fondamental de franchir une étape supplémentaire et d’insister sur l’impératif d’adaptation. Je l’ai baptisée « armée de Terre de combat ».

Sous ce nouveau slogan, vous définissez une nouvelle priorité ?

Oui, car nous sommes la composante terrestre d’armées en opérations permanentes. Nous devons donner la priorité aux effets opérationnels produits. Nous devons comprendre que, dès que nous sommes en manœuvre, sur le territoire national comme à l’étranger, nous envoyons un signal à nos alliés et à nos adversaires. Il s’agit là d’une préoccupation permanente. Nous sommes convaincus qu’il n’existe plus de situation de paix. Nous devons manœuvrer sur l’échelle de la compétition, de la contestation, et de l’affrontement avec pour mission de nous montrer suffisamment forts et crédibles afin d’empêcher une montée aux extrêmes de nos adversaires. Dès lors, nous devons produire des effets au quotidien en ayant conscience que rien n’est anodin.

La guerre en Ukraine constitue, notamment, un retour d’expérience riche pour l’armée de Terre. Quelles leçons retenez-vous ?

Il faut rester modestes dans l’analyse des retours d’expérience de ce conflit. Efforçons-nous de distinguer ce qui est conjoncturel de ce qui est structurel. Trois enseignements me paraissent importants.

Le premier, fondamental, est l’emploi de la force. Ce conflit, comme celui de Gaza, montre qu’il est redevenu une réalité, y compris en Europe. Le droit international qui avait été bâti depuis la Seconde Guerre mondiale est contesté. Ce droit, fondé sur le respect de la souveraineté et le règlement des différends par la négociation dans un contexte multilatéral, est aujourd’hui battu en brèche. Le recours à la force est considéré comme un mode acceptable de résolution des conflits par un certain nombre d’États.

Le deuxième enseignement est celui du caractère fondamental de la force morale. L’homme est le premier outil du combat ; les matériels les plus performants et les stratégies les mieux conduites ne produisent pas les effets attendus si les soldats ne font pas preuve de valeurs martiales, si les chefs de tout grade ne sont pas déterminés à vaincre, si la Nation ne soutient pas ses combattants. Les forces morales sont aussi liées à la conviction de la légitimité de l’action. Les soldats d’aujourd’hui sont plus connectés ; ils ont un meilleur accès à l’information. Ils ont besoin d’être convaincus que leur cause est juste. Au sein de l’armée de Terre, nous cultivons ces valeurs qui forment un socle solide ; nous l’appelons « l’esprit guerrier ». C’est une richesse immense.

Le troisième enseignement que je tire est plus tactique, sur les capacités indispensables aux combats futurs : C2, transparence du champ de bataille, létalité, protection contre les menaces aériennes. J’insiste sur la transparence du champ de bataille. Les progrès technologiques, notamment en matière de drones et satellites, rendent plus difficile le fait de dissimuler les intentions, les dispositifs et les mouvements. Associée à « l’hyperlétalité » des feux, elle modifie les procédés tactiques sur le champ de bataille : les concentrations de force sont rendues difficiles ; les dispositifs s’étalent ; les fronts se figent ; les PC et les zones logistiques sont plus vulnérables ; la mobilité, la discrétion, la dispersion et le camouflage sont remis au goût du jour.