Dans un entretien exclusif accordé au magazine Esprit défense, le général Fabien Mandon fixe le cap de son commandement autour de trois priorités : se tenir prêts à être testés durement dans les années à venir, bâtir une défense européenne pleinement souveraine et renforcer les forces morales de la Nation face à un monde plus rude et plus instable.

Vous avez été nommé chef d’état-major des armées dans un contexte stratégique marqué par de multiples crises. Comment abordez-vous cette responsabilité et quelles sont, à court terme, vos priorités pour sécuriser la capacité opérationnelle des armées ?
Général Fabien Mandon : Je l’aborde avec humilité et gravité. Humilité d’abord, parce que je connais la valeur des femmes et des hommes – civils comme militaires, d’active ou de réserve — qui composent nos armées. Gravité ensuite, parce que je connais le prix des ordres que je peux donner : donner et recevoir la mort. Quand on sait cela, on ne prend aucune décision à la légère. Mes priorités, à court terme, s’articulent autour de trois grands axes. D’abord, nous devons être prêts à être testés durement dans les prochaines années. Cela pourrait survenir d’ici trois à quatre ans, et, à ce moment-là, il faudra être capables d’opposer une résistance sérieuse. Si notre adversaire perçoit de la faiblesse, il poussera son avantage ; s’il a un doute, il tentera sa chance ; et si nous sommes forts, il renoncera ou ira ailleurs. Ensuite, changer d’échelle. Seuls, nous n’y arriverons pas. La bonne échelle, c’est l’Europe.
Cela passera par le renforcement du pilier européen de l’Otan, mais aussi par des développements et des acquisitions en commun, pour éviter de disperser notre énergie et nos moyens. Pour y arriver, il faut aussi se désensibiliser des États-Unis qui, d’ailleurs, nous le demandent.
Enfin, les armées doivent contribuer, à leur niveau, à la résilience et à la consolidation des forces morales de la Nation. Nous avons des atouts : nos réservistes et l’habitude de former des jeunes. Pour la jeunesse, nous pouvons jouer un rôle de forge, à la hauteur de la taille de nos armées. Nous avons aussi un devoir d’explication, car nous sommes conscients de la menace, ce qui est parfois moins le cas de nos concitoyens.
Dans ce contexte où la Russie est présentée comme la principale menace pour la France et l’Europe, à quel « scénario du pire » les armées françaises se préparent-elles aujourd’hui ?
Si la Russie constitue une menace majeure, elle n’est pas la seule et il ne faut pas non plus ignorer les autres. Ensuite, face à la Russie, il ne faut ni sous-estimer, ni surestimer la menace ; il faut être lucides. Les Baltes et les Scandinaves nous répètent que la Russie ne comprend que la force, et je pense que nous devons les écouter.
Dans ce cadre, ce que l’on peut appeler le scénario du pire, c’est un test de la Russie d’ici trois à quatre ans, une fois qu’elle ne se sentira plus redevable des promesses faites à Donald Trump et qu’elle disposera d’un outil de défense régénéré – ou, au moins, suffisamment régénéré – grâce à une économie aujourd’hui principalement tournée vers la guerre. Face à ce test, il faudra être prêts, déterminés et crédibles pour y opposer de la résistance. Cela signifie poursuivre un effort de cohérence et de soutenabilité des équipements : remontée en puissance dans le domaine logistique, renforcement du soutien santé, constitution de stocks de munitions, accroissement de la capacité de feu… Mais cela implique aussi de consolider les forces morales pour tenir dans la durée.
Actuellement, les incursions de drones russes dans l’espace aérien de l’Otan font la une des journaux. Est-ce le début de ce que vous évoquez, lorsque vous parlez de la nécessité d’être prêts à être testés durement ?
Je ne pense pas que ce soit le début, mais plutôt la confirmation d’une évolution. La Russie mène depuis plusieurs années de véritables manœuvres de déstabilisation, notamment par la désinformation, en entretenant des peurs pour influencer l’opinion publique dans un sens qui lui est favorable.
Quand elle diffuse une fausse information sur les punaises de lit ou que, à la veille des Jeux olympiques, apparaissent dans les rues de Paris des tags disant « Attention, vous marchez sous des balcons qui risquent de s’effondrer », elle ne fait rien de militaire. Mais elle contribue à entretenir une vision sombre de notre société – insécurité, défiance, inquiétude – qui fragilise nos démocraties.
On l’a vu aussi en Roumanie, où elle a cherché à influencer très fortement le choix d’un Président, dans un pays pourtant membre de l’Union européenne et de l’Otan.
La Russie prépare ainsi un terrain psychologique et politique qui lui est favorable. Ce qui s’est passé récemment aux frontières est des pays de l’Otan est d’un autre niveau de gravité : pour la première fois, un avion de combat néerlandais a abattu des drones russes tirés vers l’Ukraine, mais qui ont poursuivi leur trajectoire jusqu’à la Pologne. Le lendemain, un incident similaire s’est produit en Roumanie, tandis que des appareils russes pénétraient l’espace aérien estonien.
Pris individuellement, ces événements peuvent sembler accidentels. Mais, qu’ils soient intentionnels ou non, ils traduisent une prise de risques délibérée de la part de la Russie, dans un contexte de fortes tensions. Aujourd’hui, elle multiplie les signaux inquiétants : elle poursuit son projet de guerre, malgré toutes les offres de négociation.
Volodymyr Zelensky s’est montré très clair sur sa volonté d’ouvrir des discussions, mais Vladimir Poutine continue son projet de guerre. Ce n’est pas la première fois, et ce ne sera peut-être pas la dernière.
Ma responsabilité, c’est d’être prêt à cette « prochaine fois », et d’assurer, sans faille, la protection des Français.
Face à une Russie assez décomplexée dans ses provocations, qui ne comprend que la force, ne faudrait-il pas adopter une posture plus offensive ?
Pour moi, c’est d’abord une question d’état d’esprit. Nous avons la chance de vivre en paix depuis des décennies, et je pense que c’est l’une des plus belles victoires du projet européen, malgré ses imperfections. Mais, en vivant depuis si longtemps en paix, nous avons du mal à prendre pleinement conscience des dangers qui nous entourent et de la dureté de certains acteurs. Les Russes, eux, ne connaissent pas la paix : ils sont en guerre en Ukraine depuis des années, et ils sont prêts à la poursuivre. Au-delà de la Russie, regardez Gaza et le niveau de violence qui y règne ; nous vivons en Europe dans une enclave de paix. Naturellement, quand on est habitué à la paix, on n’a pas envie de la guerre – moi non plus, je ne la souhaite pas et je ferai tout pour l’éviter.
Pour autant, il arrive un moment où, face à des acteurs qui ne raisonnent que par le rapport de force, il faut savoir montrer que nous savons nous défendre.
C’est, à mes yeux, le défi principal : prouver que nous sommes disposés à employer la force si nécessaire pour défendre nos valeurs. Nos adversaires doivent percevoir notre détermination, et cette détermination se traduit plus par des actes que par des paroles.
Et en ce sens, la question est simple : condamner suffit-il à faire comprendre à Vladimir Poutine que nous ferons respecter notre souveraineté et que nous protégerons nos concitoyens ? Je crois que non. Il nous faut conserver une certaine ambiguïté stratégique et, sur le plan militaire, il ne faut écarter aucune option de réponse. Quand un appareil russe pénètre dans l’espace aérien d’un pays de l’Otan, il se met en danger, et il le sait. Ma mission, c’est de faire respecter la souveraineté de la France. Si un appareil militaire entrait dans notre espace aérien, mon devoir serait d’apporter la réponse adaptée ; cela peut aller d’une simple mesure de levée de doute, s’il s’agit d’un appareil en difficulté, jusqu’à l’interception ou à la neutralisation, s’il s’avérait être dans une posture offensive.
Comment préparer nos sociétés à la réalité de la menace sans tétaniser la population ?
La première étape, c’est de rester lucide. Le renseignement et l’information doivent éclairer la réalité de notre environnement, sans passion ni excès. Les faits sont clairs : la Russie constitue aujourd’hui un problème de sécurité pour notre continent – elle a agressé l’Ukraine, refuse la négociation, se réarme rapidement et mène des actions hostiles, y compris sur nos territoires. Il ne s’agit pas d’affoler nos concitoyens : nos pays sont solides et nos armées sont une référence.
En revanche, il faut accepter collectivement qu’un monde où certains cherchent à imposer la loi du plus fort nous oblige à être prêts à défendre nos valeurs – et parfois à recourir à la force pour protéger ce que nous sommes.
Depuis 2022, on parle beaucoup des « forces morales ». Aujourd’hui, ce sujet se cristallise autour du rôle de la jeunesse. Pourquoi, selon vous ?
J’ai une immense confiance dans la jeunesse. Dans les armées, je vois des jeunes qui s’interrogent, posent des questions et s’engagent. Certains avaient commencé une autre carrière, puis, à la lumière d’événements comme les attentats terroristes ou la guerre en Ukraine, ont poussé la porte des armées parce qu’ils estiment important de défendre leur pays. À nous de les soutenir – développer la réserve et les dispositifs dédiés à la jeunesse. La force morale, c’est aussi aider cette génération à regarder le monde en face. Et, contrairement aux idées reçues, la jeunesse ne manque pas de force morale : elle s’engage, c’est un vrai motif d’espoir. Face à ces défis, il est important de rappeler que les jeunes ne sont pas seuls. Ils doivent pouvoir compter sur la transmission léguée par nos anciens et s’appuyer sur leur exemple. En fait, l’importance des forces morales concerne toutes les générations. Ceux qui auront à prendre des décisions, parfois lourdes de conséquences, et qui devront les assumer, ce ne sont pas forcément des jeunes. Et pour cela aussi, il faut des forces morales.
Après avoir évoqué le flanc est et la menace clairement identifiée que représente la Russie, regardons le flanc sud. Dans une zone marquée par la multiplication des crises et l’enchevêtrement des acteurs, comment caractérisez-vous les menaces auxquelles la France est confrontée, et quelle logique guide aujourd’hui l’action de nos forces armées dans cette région ?
Le flanc sud n’est pas un bloc homogène. Il rassemble une grande diversité de zones et chacune est traversée par ses propres dynamiques. Je distingue néanmoins trois blocs principaux : la Méditerranée, l’Afrique et le Proche et Moyen-Orient.
En Méditerranée, nous faisons face à une dynamique de contestation croissante, y compris à proximité immédiate de nos côtes. Cette situation appelle à renforcer nos coopérations régionales. Nous pouvons nous appuyer sur des partenariats solides. En Afrique, nous pouvons nous appuyer sur une relation historique profonde. Mais le continent est aujourd’hui traversé par un vaste mouvement de contestation, porté par sa jeunesse, qui remet en question certains fondements structurels qui ne correspondent plus à leurs attentes. Nous devons l’entendre. L’Afrique est un continent voisin, nos liens sont forts et nous avons beaucoup d’intérêts communs. Sa vitalité et son potentiel sont extraordinaires. Pour l’accompagner, il fallait revoir notre approche. C’est ce que la France a entrepris courageusement… Coopérer différemment avec nos partenaires africains n’est pas un slogan, mais un virage nécessaire. À l’avenir, nos partenariats devront s’élargir à d’autres domaines – éducation, sport, industrie – car la coopération militaire ne peut plus être, à elle seule, le principal levier de notre relation. Cela ne signifie pas que nous nous désintéressons du continent, bien au contraire : l’Afrique reste un partenaire fondamental. Je note d’ailleurs qu’elle demeure un espace majeur de compétition entre puissances.
Enfin, au Proche et Moyen-Orient, l’instabilité demeure profonde. Notre responsabilité est d’être à la hauteur de nos engagements, tout en agissant là où nous pouvons réellement peser. Dans cette région, nous restons aux côtés de nos partenaires, en gardant à l’esprit que les solutions durables viendront d’abord de la région elle-même. La logique qui guide notre action repose sur un principe de réalité : défendre la France et les Français, tout en donnant à nos alliés et partenaires la preuve qu’ils peuvent compter sur nous. Cela passe par des partenariats solides et par le respect scrupuleux de la parole donnée – ce qui fait de nous un partenaire fiable.
Pour conclure ce panorama du contexte stratégique, tournons-nous vers l’Indopacifique, qui est à la fois le théâtre de la compétition mondiale la plus structurante entre la Chine et les États-Unis, et un enjeu lointain pour la majorité de nos concitoyens. Comment protéger notre souveraineté et nos intérêts dans cette région si lointaine ?
Nous avons pleinement intégré cette réalité dans notre modèle d’armée et de défense nationale, et elle a été mise à l’épreuve très récemment. Regardez la Nouvelle-Calédonie et la crise qu’elle a traversée : les armées ont immédiatement permis le déploiement de groupements de Gendarmerie sur place, qui constituaient la réponse adaptée à la situation.
À Mayotte, après le passage du cyclone Chido, nos marins ont cartographié en urgence l’approche maritime des ports, encombrée d’épaves, afin de permettre le retour des navires de ravitaillement transportant eau, nourriture et matériel de secours. Dans le même temps, nos légionnaires ont déblayé les axes routiers pour rétablir la circulation et permettre à la population d’être à nouveau approvisionnée en biens essentiels. Les communications ont été rétablies, un pont aérien a été mis en place. Dès les premières heures, les armées ont répondu présent pour venir en aide aux habitants de Mayotte, qui venaient de traverser une épreuve terrible.
Ces deux exemples illustrent bien que, pour nous, les territoires de Polynésie, de Nouvelle-Calédonie, de La Réunion ou de Mayotte font pleinement partie de nos missions quotidiennes. Au sein de nos forces, on croise partout des Polynésiens, des Calédoniens, des Réunionnais – c’est la France. Elle n’est pas toujours visible au journal de 20 heures ou sur la carte météo, mais, pour nous, militaires, la France, c’est l’ensemble de ces territoires. L’Indopacifique, c’est plus d’un million et demi de nos concitoyens et plus de 7 000 militaires déployés en permanence. C’est une réalité opérationnelle.
Nous disposons dans la région de bases ainsi que de moyens maritimes, aériens et terrestres de tout type, qui garantissent le respect de notre souveraineté, notamment sur nos immenses zones économiques exclusives. Ce sont des espaces riches, convoités – en particulier pour leurs ressources halieutiques – par des acteurs extérieurs, souvent venus de pays qui n’ont plus les moyens de protéger ou d’exploiter durablement leurs propres zones.
Les armées jouent un rôle essentiel pour y faire respecter le droit et défendre nos intérêts.
Et la tendance est claire : nous renforçons notre présence dans ces territoires et dans l’ensemble de l’espace indopacifique, parce que c’est un enjeu stratégique majeur pour la France et un enjeu de souveraineté.
Face à la dégradation du contexte international et à l’imprévisibilité croissante des États-Unis, l’Europe ne doit-elle pas repenser sa politique de défense pour assurer elle-même sa sécurité ?
Non seulement il le faut, mais c’est déjà une réalité quotidienne. Aujourd’hui, le niveau de crises ouvertes, dans tous les domaines, est tel que la bonne échelle de réponse, c’est l’Europe. Aucun pays européen, pris isolément, ne pèse suffisamment pour affronter l’ensemble des défis.
Les Européens partagent les mêmes valeurs – avec leurs nuances et leur Histoire – mais ils ont un projet commun et une puissance économique réelle. Regardez nos jeunes ; pour eux, l’Europe est une évidence. Voyager, étudier, travailler en Espagne, en Italie ou en Allemagne, c’est devenu naturel, là où cela ne l’était pas il y a quarante ans. Je souhaite que l’Europe devienne pleinement souveraine dans le domaine de la défense : qu’elle maîtrise son destin, qu’elle soit capable de protéger ses intérêts et ses citoyens, sans dépendre systématiquement d’une autre puissance dont les priorités peuvent diverger. Nous devons d’abord apprendre à compter sur nous-mêmes avant de demander de l’aide. C’est un immense chantier, mais il est nécessaire. Les États-Unis restent un allié majeur. Mais ils attendent depuis longtemps que nous prenions davantage nos responsabilités, car ils ont leurs propres défis à relever, notamment face à la montée en puissance de la Chine. Le jour où ils devront redéployer une partie de leurs moyens vers l’Indopacifique, il faudra que nous soyons capables d’assurer seuls notre sécurité en Europe. Nous n’y sommes pas encore, mais nous allons y parvenir rapidement.
Dans quelle temporalité ?
Ce n’est pas qu’une question de temps, c’est avant tout une question de volonté. Les défis évoluent, le contexte change, mais la clé, c’est la volonté collective. Souvenez-vous de la crise de la Covid : nous avons découvert que nous dépendions de masques fabriqués en Chine et, très vite, des entreprises françaises se sont mises à en produire. Dans le domaine de la défense, c’est la même logique. Beaucoup continuent d’acheter à l’étranger, hors d’Europe, alors même que nous disposons sur notre continent de véritables champions industriels, ainsi que de start-up qui proposent des solutions innovantes. Nous avons donc tout pour réussir. Ce qui fera la différence, c’est la volonté de le faire entre Européens, de ne plus systématiquement nous en remettre à d’autres. C’est possible – et, en tout cas, moi, je travaillerai dans ce sens-là.
Votre parcours vous a conduit des escadrons de chasse jusqu’aux plus hautes fonctions politico-militaires, avec le poste de chef d’état-major des armées. Parvenez-vous, dans l’exercice de ces lourdes responsabilités, à préserver une vie personnelle et des activités en dehors des enjeux sécuritaires ?
C’est à la fois fondamental et difficile. Je suis très attentif à ce que nos soldats, marins, aviateurs et notre personnel civil puissent avoir une vie équilibrée. La vie de famille, les passions, les loisirs, les engagements en dehors du service, tout cela est essentiel et doit être entretenu. Je ne demande pas aux militaires et aux civils des armées de sacrifier leur vie personnelle pour tout consacrer à leur métier.
Je leur demanderai cet effort le jour où ils devront se battre, car nous sommes l’ultime recours. Mais dans la vie quotidienne, cela ne se justifie pas. Il faut préserver les équilibres. Et, bien sûr, c’est compliqué, parce que le niveau d’enjeux et de risques est tel, qu’il faut couvrir beaucoup de champs, être présents sur de nombreux fronts. Cela demande du temps, et ma responsabilité m’oblige. Les citoyens font des efforts immenses pour leur défense. C’est donc normal que je fasse, moi, le double d’efforts pour leur apporter les bonnes réponses.
Recueilli par Alexis Monchovet et Marc Fernandez
